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Silent Hill 2

JV, 2002, horreur

Konami / 2002 (Director’s Cut - PC)

Mod : Enhanced Edition

C’est une expérience intéressante que de jouer pour la première fois à Silent Hill 2 en 2023, année de sortie du remake de Resident Evil 4. 20 ans plus tôt, Konami et Capcom offraient encore aux jeux d’horreur deux chemins très différents mais tout aussi passionnants. Seulement, en 2005, Resident Evil 4 emportaient le genre dans une direction définitivement orientée vers l’action et le burlesque, jusqu’à un excès faisant même craindre son épuisement. La série des Silent Hill continuait son chemin de manière plus discrète, sans toutefois parvenir véritablement à se renouveler.

Mais l’influence de Silent Hill était plus souterraine. À l’exception du fabuleux (bien que foutraque) Condemned sorti en 2005, il me semble que c’est véritablement le studio suédois Frictional Games qui a travaillé à renouveler l’héritage de Silent Hill avec une trilogie de jeux Penumbra en 2007 et 2008, puis avec les Amnesia à partir de 2010 et dont le dernier opus est sorti cette année. Dans cette veine on peut compter sur des jeux remarquables : Outlast, Alien : Isolation ou P.T., tous trois sortis en 2014 (et d’autres auxquels je n’ai pas joué). Il est d’ailleurs ironique de relever que ces jeux ont influencé jusqu’à Capcom lui-même, dont le Resident Evil 7 laisse sur le bas-côté la formule de ses prédecesseurs pour intégrer des scènes de pure action à un gameplay qui est très (très) proche de celui proposé par Outlast (found footage et maison hantée).

Ceci étant dit, j’ai tout de suite envie de préciser qu’en jouant à Silent Hill 2 je n’ai jamais eu le sentiment de voir la simple ébauche d’œuvres futures qui constitueraient la forme achevée du genre. Il n’y a pas à lire dans le jeu ce qu’il adviendrait des survival-horror : tous ses éléments sont étalés là, à la face du joueur, avec un aplomb remarquable.

Contrairement aux Resident Evil, l’élĂ©ment central des Silent Hill ne rĂ©side pas dans la rencontre du joueur avec des ennemies mais dans la dĂ©ambulation du joueur. Et la ville de Silent Hill constitue le sujet principal du jeu : ce n’est pas par hasard qu’elle donne son nom Ă  la sĂ©rie et que les chapitres ont comme nom les diffĂ©rents lieux que le joueur va visiter. Ici il incarne James Sunderland, Ă  la quĂŞte de sa dĂ©funte femme après qu’il ait reçu une lettre de sa part l’enjoignant Ă  la rejoindre dans un lieu « Ă  nous ». James se ballade donc en ville, d’indices en indices, qui sont autant d’excuses pour faire avancer l’intrigue qui le conduira vers ce lieu empli de souvenirs. Il y a bien sĂ»r le brouillard qui nappe toute la ville et qui constitue un superbe usage d’une limitation technique : en restreignant le champ de vision du joueur, celui-ci est perdu et doit pour s’y retrouver parcourir rĂ©gulièrement la carte de la ville qui semble bien plus grande qu’elle ne l’est rĂ©ellement. Le design sonore est d’autant plus important que les ennemis sont difficilement visibles et le jeu brille sur ce point lĂ .

Le jeu parvient Ă  un Ă©quilibre très subtil entre le sentiment de solitude du joueur et l’omniprĂ©sence d’un environnement hostile. Les lieux visitĂ©s sont fondamentalent dĂ©solĂ©s, voir souillĂ©s. James avance en rĂ©solvant des Ă©nigmes, en tombant sur des documents ou des objets. Au fil de son voyage il fera quelques rencontres avec des personnages dont l’histoire - toujours douloureuse - est racontĂ©e par petites touches de dialogue. Eux aussi semblent absolument perdus, dans un Ă©tat d’entre-deux aussi bien gĂ©ographique que mental.

Le jeu laisse Ă  voir bien plus qu’il ne montre, mais avec assurance suffisante pour se permettre d’aborder des thèmes graves sans tomber dans le pathos ou le ridicule. Je pense par exemple Ă  une scène de combat contre un ennemi reprĂ©sentant la figure abstraite du père incestueux, sous la forme d’une sorte de lit vivant. Une telle idĂ©e semble vouer Ă  susciter l’Ă©clat de rire mais elle s’intègre en fait très bien dans cet univers. Ă€ un autre moment le jeu ne se cache pas pour Ă©voquer l’hypothèse du transfert psychologique de la personnalitĂ© de l’ex-femme de James sur un autre personnage lui ressemblant fortement.

Les ennemis ont un statut ambivalent. D’abord il faut souligner qu’ils sont visuellement très rĂ©ussis. Je pense surtout aux manequins et leur Ă©rotisme monstrueux ou encore Ă  pyramid head, qui dĂ©gage une sorte de puissance symbolique Ă©tonnante. Mais le problème des ennemis… c’est qu’ils existent et qu’il faut les battre pour avancer! Or le système de combat se rĂ©duit rapidement Ă  une forme de piñata très pauvre et sans enjeu (j’ai jouĂ© en facile et je ne le regrette pas). C’est une question de game design intĂ©ressante : comment intĂ©grer une menace sans devoir se rĂ©soudre Ă  y faire face ? On comprend aisĂ©ment que d’autres jeux dans la mĂŞme veine que Silent Hill ait carrĂ©ment contraint le joueur Ă  devoir Ă©viter ces ennemis (Amnesia & co): les ennemis sont intĂ©grĂ©s Ă  l’environnement en renforcant encore la tension qu’il peut susciter, l’Ă©conomie du système de combat contribuant Ă  renforcer le sentiment d’impuissance du joueur qui ne peut que fuir.

En finissant le jeu, je me suis fait la rĂ©flexion suivante : il s’agit peut-ĂŞtre de la première fois que j’ai le sentiment de jouer Ă  un jeu d’auteur. La notion d’auteur Ă©tant tellement ressassĂ©e et polysĂ©mique que je trouve cette rĂ©flexion idiote. Mais elle recouvre quelque chose d’important : moi qui suis gĂ©nĂ©ralement très peu intĂ©ressĂ© par la narration dans le jeu vidĂ©o (car elle est très souvent d’une pauvretĂ© effrayante), j’ai eu le sentiment de trouver enfin un jeu capable d’Ă©voquer des sujets graves de manière tout Ă  fait adaptĂ©e Ă  son medium. Il ne s’agit pas d’un jeu narratif (le terme mĂŞme tĂ©moignant de l’impasse dans laquelle vont s’enfermer les jeux qui se revendiquent de ce label) mais bien d’un jeu vidĂ©o capable de tenir un discours d’adulte, voir mĂŞme un discours grave et lourd.

Pour finir je dirai que le jeu est impressionnant tant il avance avec certitude dans une direction qui lui est propre et dans laquelle il rĂ©ussit admirablement. Et qui me semble (Ă  tort?) trop peu suivi aujourd’hui.