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Un lieu Ă  soi

Livre, 1929

Trad. Marie Darrieussecq (2020)

Un lieu à soi est un récit intérieur de Virginia Woolf dans lequel elle élabore le contenu d’une future conférence qu’elle est invitée à donner, sur le thème « les femmes et la littérature ». Mais plutôt que d’évoquer les grandes autrices, Woolf décide d’évoquer la condition matérielle des femmes de son époque et de celles qui la précèdent en insistant sur un point : leurs conditions matérielles d’existence, qui conditionnent la possibilité pour elles d’écrire.

Ainsi, avoir une pièce à soi, apparaît comme une condition essentielle à l’apparition d’auteurs femmes. Sans lieu permettant de disposer d’une intimité morale et matérielle, l’émergence d’écrivaines est voué à rester tout à fait exceptionnel. Pour écrire il faut du free time : un temps libéré des tâches domestiques et durant lequel l’esprit peut s’arracher du quotidien. Dans un court passage bien connu Woolf évoque le sort d’une hypothétique sœur de Shakespeare qui, bien qu’égalant son frère en talent, n’aurait jamais pu prospérer à raison précisément de sa condition de femme.

À la lecture on est frappé de la grande modernité du texte. D’abord, il est remarquable de voir aborder de manière aussi franche la question de la matérialité de la condition féminine : d’une chose qui peut sembler futile - disposer d’un lieu à soi - dépend l’émergence d’une figure bien plus prestigieuse, l’apparition d’une autrice. Longtemps traduit par « une chambre à soi », le titre « un lieu à soi » issu de la nouvelle traduction de Marie Darieussecq est heureux en ce qu’il supprime la seule référence à la chambre (voilà bien une pièce qui n’a pas brillé pour l’émancipation des femmes) et reflète bien la double dimension du lieu en question, matérielle et psychique.

Le texte mêle à cette idée des réflexions plus générales sur le statut des femmes, en répondant avec une ironie mordante à certaines déclarations misogynes d’intellectuels de son époque. On pourrait peut-être dire qu’il s’agit d’un grand livre sur la force rhétorique de l’ironie tant son recours confère à Virginia Woolf une hauteur critique et morale. Woolf ne s’excuse pas de ses positions, se place d’emblée non seulement comme l’égale intellectuelle des hommes puissants de son époque mais plus encore leur est supérieure car elle les dispute en recourant à cette figure de style particulière, qui implique une certaine complicité avec le lecteur (qui sied parfaitement à son style littéraire et à la forme du récit intérieur) et produit un effet de ridicule, de déjà-passé des positions misogynes visées.

Au-delà de la force de la thèse principale, reste l’expression de la souveraineté de ce regard féminin qui semble (mais peut-être que cela témoigne de mon inculture) remarquable pour un ouvrage écrit en 1929.